Publié le
octobre 2, 2025

Analyse critique de la pauvreté en Afrique : phénomène systémique, mal compris et mal traité

La pauvreté est l’un des phénomènes les plus mal compris et mal traités par les politiques publiques. La réduire à un simple déficit de revenu est une erreur conceptuelle majeure. Elle est multidimensionnelle, contextuelle, historique, géopolitique et systémique. Autrement dit, la pauvreté n’est pas une fatalité : elle est produite et reproduite par des choix politiques et économiques précis.

1. Une réalité multidimensionnelle et systémique

Le rapport conjoint PNUD–OPHI 2024 montre que 1,1 milliard de personnes vivent dans la pauvreté multidimensionnelle dans 112 pays. Plus de la moitié sont des enfants (≈ 584 millions), et environ 40 % vivent dans des pays exposés à des conflits. En Afrique subsaharienne, ≈ 534 millions de personnes sont concernées , soit près de 45 % de la population de la région.

Ces données confirment que la pauvreté n’est pas qu’un manque de revenu : elle combine privations d’accès à la santé, l’éducation, la sécurité, la parole, le pouvoir d’agir.

Cette approche rejoint Amartya Sen : la pauvreté doit être lue comme privation de capabilités — c’est-à-dire des libertés réelles de choisir et de mener la vie à laquelle on aspire.

2. Une pauvreté mal comprise

Les définitions dominantes dépolitisent la pauvreté. Le seuil de 2,15 $/jour (Banque mondiale) ou les 60 % du revenu médian (OCDE) sont utiles pour comparer, mais réduisent une expérience humaine complexe à une métrique neutre.

Résultat : la pauvreté est perçue comme un simple “manque de ressources”, alors qu’elle est une relation de pouvoir et d’injustice.

En Afrique, cette lecture occulte l’héritage colonial, la dette post-indépendance, les règles commerciales et financières mondiales. Comme l’a écrit Walter Rodney (How Europe Underdeveloped Africa), la pauvreté africaine n’est pas un retard endogène, mais le produit d’un système d’appauvrissement organisé.

3. Une pauvreté mal traitée : le paradoxe des politiques

Jamais dans l’histoire il n’y a eu autant de programmes et d’engagements internationaux pour “lutter contre la pauvreté” — OMD, ODD, filets sociaux, plans d’ajustement. Pourtant, elle persiste, voire se transforme.

Pourquoi ? Parce que la plupart des politiques sont technocratiques et déconnectées du réel. Elles appliquent des solutions descendantes pensées par des experts extérieurs, dans un cadre rationnel, mais sans prise sur les causes profondes :

  • clientélisme politique,
  • inégalités fiscales,
  • dépendance aux marchés mondiaux,
  • dette insoutenable.

Résultat : on gère la pauvreté comme un problème technique, au lieu de transformer l’ordre social qui la produit.

Exemple : les programmes d’ajustement structurel imposés en Afrique dans les années 1980–90 ont réduit les investissements sociaux (santé, éducation), aggravant la précarité. Aujourd’hui, dans plus de 30 pays africains, le service de la dette dépasse les dépenses de santé ou d’éducation.

4. La pauvreté comme outil du système mondial

La pauvreté n’est pas un accident du capitalisme mondial : elle est sa condition de fonctionnement. Achille Mbembe, dans Critique de la raison nègre et Brutalisme, montre que le monde moderne produit des “surplus humains” : des vies jugées superflues, sans valeur économique, sauf comme main-d’œuvre bon marché, bénéficiaires d’aide, ou objets de contrôle sécuritaire et humanitaire.

La pauvreté est donc utile :

  • aux économies globalisées (main-d’œuvre flexible et peu coûteuse),
  • à l’industrie humanitaire (gestion de l’urgence comme modèle économique),
  • aux régimes sécuritaires (justification de la surveillance et du contrôle).

5. La pauvreté comme rapport au temps et à la dignité

Mbembe décrit aussi la pauvreté comme un temps suspendu, un provisoire sans fin, sans horizon. Elle immobilise, empêche de se projeter dans l’avenir, fige des vies entières dans une répétition stérile.

Mais au-delà du temps, c’est la dignité qui est en jeu. La pauvreté humilie, exclut, déshumanise. Elle transforme les individus en bénéficiaires passifs, en “problèmes sociaux”, en statistiques.

Amartya Sen le rappelle : ce qui compte, ce n’est pas ce que l’on possède, mais ce que l’on peut faire et être. Reconnaître la dignité, c’est redonner la parole, le pouvoir de choisir, la capacité d’agir.

6. Un enjeu éthique et politique global

Le paradoxe ultime : on lutte contre la pauvreté, mais jamais contre l’accumulation indécente.

  • Les milliardaires voient leur fortune doubler en 3 ans , mais les aides aux pauvres restent conditionnées.
  • Les États africains dépensent plus pour rembourser leur dette que pour leurs citoyens.
  • Les flux financiers illicites privent l’Afrique de ≈ 88,6 Mds $ par an (UNCTAD/ECA 2025).

En parallèle, les financements climat et adaptation sont largement insuffisants : alors que les besoins des pays du Sud sont estimés à 187–359 Mds $/an, les flux restent en deçà (UNEP, Adaptation Gap Report 2024).

Dès lors, penser la pauvreté, c’est penser un autre monde. Comme le rappelle Mbembe, il ne s’agit pas seulement de “réduire la pauvreté”, mais de refuser le système qui en a besoin et de réinventer le commun.

Conclusion

La pauvreté n’est pas un état naturel, ni une simple question de manque. Elle est un produit social, politique et historique. Les politiques actuelles, en la traitant comme une donnée technique, échouent à la combattre.

Le seul vrai levier, c’est la dignité : reconnaître les pauvres non comme des bénéficiaires, mais comme des sujets de droits et des acteurs du changement. Autrement dit : ne pas seulement réduire la pauvreté, mais transformer les rapports de pouvoir qui la produisent et la reproduisent.

“Venez on sème”

Laissez le premier commentaire