Publié le
octobre 17, 2025

Le Développement africain & aggravation du tissu social

1. La logique historique : une succession de promesses trahies

L’histoire du développement en Afrique ne se résume pas à une alternance de “croissance” et de “crise”. Elle suit un fil rouge :

chaque phase, présentée comme un pas vers le progrès, a reporté à plus tard l’investissement dans le capital humain et le tissu social.

  • Post-indépendance (1950-1970) : L’État bâtisseur crée écoles, hôpitaux, infrastructures. Espérance de vie et scolarisation primaire progressent. Mais dès cette période, le développement est pensé comme modèle étatique centré sur les villes, laissant la majorité rurale en marge. Le fossé urbain/rural est déjà inscrit dans la trajectoire.
  • Crise & ajustements (1980-1990) : Face à la dette, la priorité devient la solvabilité, pas les citoyens. Les Programmes d’Ajustement Structurel imposent une vision comptable : réduire les déficits avant de renforcer les services. Résultat : hôpitaux, écoles et subventions alimentaires, qui tenaient debout l’équilibre social, s’effondrent. Les populations pauvres — femmes, enfants surtout — paient l’essentiel de la facture. Ici apparaît le paradoxe majeur : des réformes présentées comme “modernisatrices” créent en réalité une dette sociale qui ne sera jamais rattrapée.
  • Africa Rising (2000-2014) : L’Afrique devient “la nouvelle frontière de la croissance”. Les taux de PIB s’envolent avec le boom des matières premières. Mais cette croissance est captée par les secteurs d’exportation et les capitales. Peu de transformation industrielle, donc peu d’emplois stables. Les campagnes et les périphéries urbaines, où vit la majorité, ne voient que des miettes. On assiste alors à une forme de “croissance sans développement” : les chiffres s’améliorent, mais le quotidien de la majorité reste inchangé.
  • Depuis 2015 : chocs répétés et essoufflement. COVID-19, inflation, crise climatique, dette : autant de coups qui révèlent la fragilité structurelle. Les États, étranglés budgétairement, n’ont plus de marge pour amortir les chocs. Le citoyen vit une réalité contradictoire : croissance “positive” sur le papier, mais pouvoir d’achat en chute, emploi rare, inégalités massives. C’est l’ère de la “croissance invisible” : les gens ne voient pas l’amélioration promise.

2. Les angles morts des politiques économiques

a) Le PIB comme boussole unique

La croissance a été utilisée comme métrique principale du succès. Or, le PIB ne mesure ni la répartition des richesses, ni l’accès à l’eau, à l’éducation ou à un logement digne. Résultat : des pays “en croissance” peuvent voir simultanément leur pauvreté multidimensionnelle stagner ou s’aggraver.

b) L’oubli du tissu social comme priorité

Chaque réforme économique a sacrifié quelque chose du tissu social :

  • Les SAPs ont sacrifié l’éducation et la santé.
  • La libéralisation a fragilisé les petits producteurs et accru le chômage.
  • L’urbanisation rapide a produit des villes duales : des quartiers riches vitrés au centre, des périphéries sans routes ni eau.

c) La dépendance externe institutionnalisée

De l’aide publique aux marchés financiers, l’Afrique a rarement défini seule ses marges de manœuvre. Les politiques “universelles” (ajustements, libéralisation, austérité, puis aujourd’hui dette verte et financements climat) ont souvent été imposées sans contextualisation. L’effet social : réduction de la souveraineté budgétaire, donc impossibilité de répondre aux besoins urgents des populations.

3. Les dynamiques sociales aggravées

a) La jeunesse paradoxale

Jamais l’Afrique n’a eu autant de jeunes éduqués, connectés, diplômés. Mais 21,9 % sont NEET (ni emploi, ni formation, ni école) et 71,7 % des 25-29 ans occupent des emplois précaires. Cette contradiction nourrit une frustration générationnelle explosive : plus on promet un avenir, plus l’absence de perspectives est vécue comme une trahison.

b) L’urbanisation comme miroir des inégalités

Les métropoles africaines ne sont pas que des moteurs de croissance, ce sont aussi des concentrateurs d’exclusion. Les périphéries urbaines sans routes ni assainissement révèlent un modèle d’urbanisation ségrégatif : au lieu de réduire la pauvreté, la ville la spatialise et la fige.

c) La dette sociale invisible

On parle souvent de la dette financière, mais la vraie dette est sociale : décennies de services publics sous-financés, générations de jeunes laissées sans emploi, quartiers entiers privés d’infrastructures. Cette dette sociale accumulée fragilise aujourd’hui la stabilité politique et nourrit un cercle vicieux : plus la confiance dans l’État s’érode, plus il devient difficile de mobiliser collectivement.

4. Comparaisons internationales : un chemin manqué

L’Asie de l’Est (Corée du Sud, Malaisie, Vietnam) a aussi connu pauvreté et dépendance. Mais leurs trajectoires diffèrent par deux choix cruciaux :

  1. Investissement massif dans l’éducation et la santé dès les années 1960-70.
  2. Politiques industrielles locales pour créer des emplois à valeur ajoutée.

En Afrique, ces choix ont été étouffés par l’austérité imposée et l’obsession de la “solvabilité extérieure”. Résultat : au lieu d’un cercle vertueux (capital humain → industrie → emplois → cohésion sociale), le continent est resté piégé dans un cercle vicieux (endettement → austérité → désinvestissement social → pauvreté persistante).

5. Conséquences profondes aujourd’hui en 2025

  • Crise de confiance : croissance qui ne se traduit pas en bien-être → rejet des élites, montée des protestations.
  • Inégalités territoriales : fracture urbain/rural, centre/périphérie, riches/pauvres.
  • Frustration générationnelle : jeunesse plus éduquée mais bloquée.
  • Vulnérabilité chronique : services de base fragiles, populations exposées aux moindres chocs externes.

Leçons stratégiques de notre histoire

  1. Recentrer le développement sur le capital humain : sans santé, éducation, eau et infrastructures de proximité, toute croissance est illusoire socialement.
  2. Traiter la dette sociale avec autant d’urgence que la dette financière : réinvestir dans les services publics doit être vu comme une priorité macro-économique, pas un “coût”.
  3. Valoriser la ville périphérique et le rural : les marges urbaines et les campagnes sont les nouveaux champs de bataille du développement humain.
  4. Créer une croissance qui emploie : politiques industrielles et PME locales, au lieu de se limiter à l’exportation brute.

Tout ça montre que le “vrai problème” n’est pas l’absence de croissance, mais le divorce entre croissance économique et cohésion sociale. Ce divorce n’est pas un accident, c’est la conséquence directe des choix faits depuis 60 ans.

“Venez on sème”

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